IAM
Une question taraude le monde du hip-hop depuis de longues années : peut-on rester légitime dans le rap game quand on a passé la quarantaine ? Certes, aux USA, un rappeur comme Jay-Z a brillamment passé le teste du temps. Mais en France ?
La réponse est donnée avec panache par Akhenaton, qui après 25 ans au sein du groupe IAM livre avec Je Suis En Vie son travail le plus personnel. Un album solo qui n’aurait jamais du voir le jour, soit dit en passant. « Quand Def Jam m’a proposé de faire un album solo en avril dernier, les délais étaient très courts. Je ne voulais pas interférer avec IAM et si je prenais du retard, le groupe en pâtissait. J’ai dit non. Avec la tournée au milieu, pas possible. Et ma femme m’a dit “Tu es indé depuis 14 ans, tu te plains de travailler avec des bouts de ficelle, là on te donne les moyens de faire un album et tu dis non ?” Je me suis dit que c’était une forme de peur, et parfois la peur peut te conforter dans tes excuses. Mon côté italien qui aime le défi m’a fait dire “Mais putain de sa mère, je vais le faire l’album !” J’ai commencé à produire des sons avec Sébastien Damiani, et j’ai composé le disque avec lui ».
Sur la dynamique lancée avec IAM, qui a sorti deux albums consécutifs sur une période de six mois, Chill se remet à l’écriture et retourne au studio Germano, au coeur de Manhattan, où il a finalisé Arts Martiens et … IAM. Le thème central de son nouveau projet perso : un livre d’Eiji Yoshikawa, Le Sabre Et La Pierre, la biographie du plus grand samouraï japonais. « Un jour, après cinquante duels et cinquante personnes tuées, il se retrouve sur un pont à Kyoto le matin, il regarde la rivière, la citadelle, les oiseaux, la lumière qui commence à éclairer les montagnes autour et il dit “Je suis en vie”. Cette phrase est presque aussi importante que tout son parcours guerrier. Qu’est-ce que ce qui compte réellement ? Tuer les autres ? Construire son nom ? Obtenir de l’argent ? C’est faire partie de cet ensemble, c’est être en vie. À partir de cette image, j’ai construit tout le concept de l’album ».
Album rap, mais aussi album soul : loin de la tendance, débarrassé de ce qu’il appelle « la course à l’armement », cette obsession puérile pour les derniers jouets qu’offre la technologie, Chill travaille le son en profondeur. « Je me vois comme un artiste de rap mais faisant partie de cette lignée funk, soul, blues, jazz, negro spiritual. D’ailleurs il y a des accents gospel dans l’album » explique-t-il. Exigeant sur la qualité, Akhenaton construit avec Sébastien Damiani l’écrin parfait pour ses textes, les plus profonds qu’il ait conçu en solo depuis Métèque Et Mat.
Le premier titre de Je Suis En Vie, « Tempus Fugit », débute avec un scratch d’Oxmo Puccino tiré de « L’Enfant Seul ». « Avoir une autre voix que la mienne pour démarrer l’album, ça traduit bien mon état d’esprit. Les scratchs font partie de notre culture. C’est une marque d’amour et de respect pour cette musique ». Nostalgie, écriture d’élite, rimes internes et punchlines philosophiques : c’est du très haut niveau que propose le « Sempiternel Sombre Seigneur » de la rime marseillaise. Dans « Immacolata », il évoque le temps qui nous échappe (« Les jours écrivent en moi comme une feuille blanche immaculée ») et clame son mépris pour ceux qui vivent sans honneur : « Rien à attendre des gens qui boivent tes larmes à plein bol/ Et te disent Salam avec une main molle ».
« Vrai Missile » ressuscite le pistolero Sentenza, personnage du film Le Bon, La Brute Et Le Truand qu’avait jadis incarné Chill dans quelques textes (« Tout l’univers de Sergio Leone et Ennio Morricone nous a énormément influencé »). Le goût pour le western ressurgit avec « Tu Brilles Comme Un Miroir De Bordel », référence à Henry Fonda dans le film Mon Nom Est Personne.
« Sooo Bad » démarre sur un breakbeat jazz, dans une ambiance Harlem années 1930, et lâche des couplets cruciaux : « En ces temps troublés où l’ambiance tendue est attendue/Je préfère toujours la main tendue au bras tendu ». Jamais AKH ne transigera avec ses principes. « Quand je vois des manifestations avec des jeunes de quartier à côté des skinheads, excuse-moi mais pour moi c’est extraterrestre. Ces gens-là, j’ai passé mon enfance à me friter avec eux. Défendre des choses à côté de ces gens-là, pas possible ».
La virtuosité linguistique est au coeur de « Highlander », duo avec le rappeur de Vallauris Veust, un découpeur de lyrics qui croise le fer avec Akhenaton sur un florilège de rimes en « eur ». Un clin d’oeil au classique underground « Broken Language » de Smooth Da Hustler & Trigger Da Gambler.
Bien sûr, Shurik’n est de la partie, sur les choeurs de « Souris Encore » et en duo sur « J’Aime Le Rap et Le Rap M’Aime ». IAM est également à l’origine de « À Part Les € », qui scratche une fameuse phase du morceau « Demain C’Est Loin » (« On leur apprend que rien ne fait un homme à part les francs »). Chill actualise la devise et traite de l’obsession monétaire qui empoisonne l’époque. « Dès le début de cet instru, je voulais inviter R. E. D. K. il a une super plume. C’est bien que ce sujet soit traité par deux générations, que ça ne soit pas un morceau de vieux papet. Ça n’est pas une question d’âge, même dans notre génération des gens se sont transformés. C’est pour ça que je rappe : “Une partie du pays vendrait son cul pour être célèbre” ».
Les puristes et les vrais fans reconnaitront dans « Mon Texte Le Savon Part III » tout le savoir-faire introspectif de Chill. « Deuxième Chance » développe la métaphore ferroviaire de ces trains qui passent tout au long de nos vies, et de ceux qu’il ne faut surtout pas rater. Avec « Jjjames », c’est tout l’amour de Chill pour James Brown qui ressort, solidifié en 1991 par une rencontre avec le godfather, au tout début de la carrière d’IAM.
Le mixage new-yorkais de Prince Charles Alexander, avec qui Akhenaton collabore depuis L’Ecole Du Micro d’Argent, est la touche finale de cet album intense, celui d’un artiste arrivé à maturité qui n’a plus besoin des hochets de la rivalité surjouée pour s’affirmer comme un des meilleurs MCs de l’hexagone, de Mars à Paris.
Je Suis En Vie : Le métèque « Nègre de l’Europe » est assis sur la montagne de sa connaissance et observe la concurrence. Pas devant les autres. Ailleurs. Là où les rimes se vendent comme du savon, sans aucune tempe au bout du canon, dans un pays où la technique rapologique croise l’émotion pure et l’intensité des sentiments.
Là où vit Akhenaton.